FLANERIES AU FIL DES SENTIERS DISPARUS

Publié le par lichty lilly

L’âge de la retraite est souvent redouté, surtout par ceux que l’oisiveté déprime, et qui soudain se sentent exilés dans quelque no man’s land par la mention « rayé des cadres ».

D’autres en revanche acceptent de bon cœur leur exclusion d’un monde contraignant, du fait qu’ils tiennent en réserve un hobby auquel se consacrer désormais; et peu importe la nature du dada, pourvu qu’on cavale. Pour ma part, j’ai pris le tournant dans l’euphorie, pour aller cavaler à travers champs et archives en amoureuse du temps jadis.

 

Genèse d’une passion

 

Mon attachement au passé est né, il y a bien longtemps, de l’osmose entre mon grand ’père et l’enfant que je fus.

En hiver, par les doux crépuscules de neige et de silence, nous nous installions sur le bahut de la «Stub», derrière le poêle à deux étages, qui jetait au plafond des lueurs d’incendie, et «Vatter» reprenait, pour notre commun bonheur, le fil de ses souvenirs du temps passé.

 

 

 

Aussi intarissable que Shéhérazade, il évoquait les veillées entre voisins dans la «Kunkelstub», le battage au fléau sur l’aire des granges, à la lueur d’un quinquet posé dans une niche du mur, les lessives au «Hasebrunne» dans le claquement des battoirs, les jeux de «gill» et de «Mutter wieviel..» que nous reprenions, nous aussi, dès les premiers beaux jours, mais qui aujourd’hui sont tombés dans l’oubli. Il me faisait également le portrait des originaux, qui en leur temps défrayaient la chronique du  village,tels« Schrinersch Paff», «ZinckeMichel», «LotterschAboll», «Heidekarl» et m ‘enseignait les comptines et chansons d’antan.

Moi, j’écoutais ,j’interrogeais ,je mémorisais ,inlassablement ,gratifiée par une litanie de mots tendres inventée à mon intention « Hasegärtel ,Himmelsschliessele ,Süggelsbliemele ,Wisshilchel… ».Entre nous la connivence était telle qu’au cours de ces transferts d’une mémoire à l’autre s’opérait à la perfection et que je captais les non-dits de la nostalgie.

Cette nostalgie aussi m’est restée, fil de soie dans la trame des jours, écho d’un monde hors de portée et pourtant si proche ,qui reste au centre de mes quêtes ,et ,peut-être ,en guise de paradis, au bout de ma trajectoire.

 

 

Unité de lieu : Diedendorf

 

Mon petit village sur la colline est situé en Alsace Bossue ,l’ex comté de Sarrewerden enclavé dans les terres de Lorraine ,qui par  chance a su préserver son charme discret d’arrière-pays. Les traces du passé y sont encore décelables ,les bornes de 1533 y veillent toujours sur d’anciennes frontières et ses lieux-dits sont autant de messages parvenus jusqu’à nous à travers les siècles.

Ma patrie ,au sens plein du terme ,est ici, nulle part ailleurs .Ainsi quand  mes parents ont formé le projet d’aller s’établir dans la haute vallée de la Bruche ,le pays de ma mère, le grand ’père s’est déclaré partant ,mon petit frère jubilait ,et moi, trois jours durant ,j’ai pleuré comme une madeleine. J’avais sept-huit ans et c’est ma détresse ,imperméable à tous les arguments ,qui a fait capoter le projet .A l’ère de la mobilité ,je suis donc un anachronisme avec mon culte des racines et mes goûts d’aventurière des  petits sentiers.

Car les découvertes que je fais sur mon propre terrain me fascinent davantage que les sites les plus grandioses :au « Holzwinkel » où ,en 1954,lors d’un dragage de la Sarre ,on a trouvé des fragments d’une statue et d’autels des temps romains, traînent toujours des tuiles à rebords ,et leurs éclats apparaissent  même en surface des taupinières dans les prés alentours .Dans les fourrés de l ‘ancien « Miederswald » se cachent des bornes aux armoiries intactes ,qui ont échappé aux vandales de la Révolution, et près de la « Schaffnersmatt » subsistent dans la forêt des digues d’un ancien étang ,dont le nom oublié figure

dans un document trouvé par hasard ,etc…

Quant aux surprises que me réservent les lieux-dits ,disparus du cadastre lors de la dernière rénovation ,elles me font exulter. .Le « Daubenbrunnen » à l’ombre des peupliers ,par exemple, n’a jamais été un rendez-vous des pigeons !Ce nom ,lui vient d’une très ancienne famille ,dont l’ancêtre Hans Daub ,est revenu de son exil dans le Hunsrück vers la fin de la Guerre de Trente Ans. C’est lui ,ou son fils Hans Jacob( avec lequel le patronyme s’est éteint à Diedenuff) qui a vraisemblablement capté la source et fait poser le grès de la margelle.

A mon regret toutefois, mes accès d’allégresse pour si peu de chose restent incommunicables ,et rares sont les interlocuteurs qui ont su écouter jusqu’au bout et sans bailler mon rapport de détective sur le « Wiebersweiler Hof »,mentionné comme disparu depuis longtemps par le traité de Westphalie.

Alors je butine ,pour mon seul plaisir, sans méthode et sans souci de rangement, d’arbre en arbre, de fleur en fleur ,du nectar plein les pattes que ,faute d’alvéoles ,le vent emporte.

 

Le puits de Valentin

 

Dans les propos de « Vatter » revenait souvent le nom de « Feldesgass »,un chemin qui reliait la rue du village au « Feldesbrunne »,ancien  puits à balancier, où les ménagères du quartier allaient puiser l’eau et laver leurs légumes .Il y a quelques années ,mon cousin Albert a reconstruit le puits circulaire et remis en place les pièces de grès de la margelle ,retrouvées dans les broussailles.

Ce lieu est resté pour moi un lieu de mémoire ,baigné d’un vague mystère ,où les enfants d’autrefois faisaient leurs parties de glissade ,à croupetons sur les sabots ,et où, dans le verger attenant du « Schoppertergarten »,les loups ont dépecé un poulain par une lointaine nuit de neige.

Or au cours de mes recherches d’archives ,j’ai découvert qu’à l’origine  le chemin et le puits portaient le nom de « Veltinsgass » et « Veltinsbrunne »,qui ,par conséquent sont dérivés non pas de « Feld » (champ),mais de Veltin ou Velten, diminutif teuton de Valentin.

De ce constat découle une hypothèse : jadis un habitant du village ,nommé Veltin ,a fait creuser le puits et lui a laissé son nom,mais je n’espérais guère pouvoir étayer un jour cette supposition.

Car aux dires des anciens ,qui tenaient l’information de leurs grands ’parents « le puits était aussi vieux que le village »,ce qui nous ramène à la seconde moitié du 16eme siècle.

En 1559 en effet ,après une longue période de désertification ,le village fut reconstruit notamment par des familles huguenotes, originaires du pays messin surtout. C’est pourquoi Diedenuff est considéré comme l’un des sept «  villages  welsches » du comté de Sarrewerden.

Malheureusement ,je n’ai trouvé nulle trace de recensements de populations dans les documents de l’époque ,à l’exception de la « Türkenschatzung » de 1542, dont les listes (« Hansen Gret un sin Magd », « der alt Müller », « Jockel un sin Knecht » etc…)attestent qu’à cette date, les patronymes ne s’étaient pas encore formés chez nous.

En 1990 enfin, grâce aux travaux du Dr.Hein ,j’ai pu compulser un document extraordinaire ,dont la lecture a déclenché un de mes alleluia !de « Fachidiot »,car l’un des  personnages mentionnés dans ces textes  pourrait être mon foreur de puits.

 

Aperçus de la justice de paix du 16eme siècle

 

Il s’agit des « Amtsprotokolle » ou actes de justice du Comté ,en date de l’an 1589.Ce recueil d’environ 150 protocoles de procès est tenu par le « Schultheiss » ou prévôt Friedrich Burgundisch, qui ,assisté de trois échevins ,présidait le tribunal de justice de paix à Bockenheim (Sarre-Union).Quant aux plaignants ,accusés et témoins ,ils viennent des villages d’Alsace Bossue.

La séance du lundi 17 mars 1599 est consacrée à l ‘affaire Simon Becker de Diedendorf versus Velten Meyer ,le maire ,accusé de tentatives de séduction sur la femme de Simon .C’est d’ailleurs l’unique (et cocasse) cas de harcèlement sexuel du recueil.

Le procès s’ouvre sur la déposition du mari outragé :moyennant finances, le maire a tenté à plusieurs reprises d’inciter sa ménagère à la débauche, ce pourquoi il porte plainte en priant le tribunal d’interdire à l’accusé ses honteuses manœuvres.

Pour étayer ses griefs ,Simon dépose en outre une supplique en huit points, qui cependant ne figure pas dans le protocole. L’accusé demande copie de l’accusation et de la supplique afin de lui permettre de préparer sa défense .La requête est accordée et l’affaire reportée au mardi,22 avril.

Toutefois ,comme les témoins à charge sont présents à l’audience ,le Tribunal décide d’enregistrer leurs dépositions aussitôt ,afin de réduire les frais de procès.

Audition des témoins :

-Schneider Georg déclare avoir aidé à servir dans la « Stub à Bastiani »,et avoir vu le maire importuner la femme de Simon ,qui se tenait près du poêle : »Er hat ihr nach dem fürtuch griffen » (il lui a mis la main au tablier).

-Weihler Jacob déclare ne rien savoir à propos des pièces d’argent que le maire aurait proposées à la femme de Simon ,mais confirme le tripotage du tablier.

-Steffen Hans rapporte avoir vu le maire se rendre derrière la maison du plaignant ,dont la ménagère se tenait sur le pas de la porte .Il ignore toutefois ce qu’ils se sont dit.

-Bauer Peter relate un incident survenu lors du baptême chez les Becker : profitant de l’absence de Simon qui était allé chercher du vin au domicile du maire ,celui-ci, déjà bien « beweint »(pinté),a suivi la femme de Simon dans la grange ,où elle a eu bien du mal à se soustraire à ses assiduités .De même ,à Bastiani ,il s’est attablé auprès d’elle ,pour l’importuner par des gestes déplacés et des propos malhonnêtes. Mais lorsque lui ,Peter, en a averti Simon, le maire s’est éclipsé(« vom Disch gemacht » ).

Après ces témoignages mâles que l’on peut supposer empreints d’une secrète envie ,la parole est accordée aux témoins du sexe faible.

-« Die Zieglers »,la femme ou veuve du vieux tuilier ,déclare avoir assisté au repas de baptême ,au terme duquel le maire s’est levé de table, disant à sa femme qu ‘elle pouvait rester encore et qu’il allait s’occuper des bêtes .A son retour ,les convives étaient tous pintés(« bezecht »).

A Sebastiani elle l’a vu harceler la femme de Simon et lui tendre une pièce de monnaie .Pour fuir ses avances ,celle-ci est sortie ,mais il l’a aussitôt suivie .Alors elle ,la Zieglers ,est allée voir ce qui se passait et l’a trouvé seul ,debout sur la pierre de l’âtre.

-Meyel, la femme du tuilier ,rapporte que le maire est arrivé alors que tout le monde dansait .Il exhibait ses pièces et s’est mis à peloter les danseuses ,y compris la femme de Simon qui a réussi à lui échapper.

-La femme de Weber Hans déclare qu’un jour, en entrant chez Simon, elle a trouvé sa ménagère en larmes ;elle tenait dans sa main du miel sur une feuille de chou,que de son aveu ,le maire venait de lui offrir

-Martha ,la femme de Bauer Peter, clôt la série de témoignages par la description d’une scène surprise ,lors de l’engrangement de la dîme de céréales :dans un recoin de la cour, l’amoureux transi se tenait agenouillé aux pieds de l’objet de sa flamme .A l’approche de Martha ,il s’est éloigné.

Après enregistrement des dépositions ,la séance est levée .Quant à la deuxième séance ,cinq semaines plus tard ,elle sera rapidement expédiée ,car Velten s’y rend sans témoins et présente sa défense par écrit .Nous ne connaîtrons pourtant pas son argumentation ,car ce document aussi a disparu, et le protocole ne fournit qu’une seule indication à son sujet :après lecture ,il sera transmis au bailli.

Le jugement rendu dans la foulée ,rappelle davantage les sentences de Salomon que celles de nos techniciens actuels :

 

«  Compte tenu des déclarations orales et écrites des deux parties, ainsi que des témoignages et entretiens divers ,le tribunal ordonne ,au nom de la loi, que table rase soit faite des soupçons ,médisances ,menaces et hostilités. Il déclare rétabli dans son honneur chacun des comparants ,et le somme de se pardonner mutuellement ,de sceller l’accord par une poignée de mains ,et de s’abstenir désormais ,en paroles et en actes ,de toute animosité ,sous peine d’une amende de cinq livres. 

Pour sanctionner ses propos et gestes inconvenants ,l’accusé est condamné au remboursement des frais de plaignant ,soit cinq sols ,et au paiement d’une amende de douze livres à l’Etat. »

Le litige ainsi réglé ,le juge rappelle une ultime fois l’essentiel de la sentence :dorénavant tous les efforts devront porter sur le maintien de la concorde ;

 

Commentaires

 

-«a Bastiani dans la Stub » :il s’agit de la fête de saint Sébastien (20 janvier) dans la salle d’auberge du village .C’est l’équivalent du « Schutzenfest » en l’honneur des « Schützen » armés d’arcs ou de mousquets ,dont Saint Sébastien est le patron ,et qui formaient une espèce de milice villageoise .A Diedendorf ils s’entraînaient au tir dans les « Schützenäckre »,lieu-dit qui perpétue leur souvenir.

 

A propos du comportement de Valentin

 

Le miel offert sur une feuille de chou est une offrande d’amour ,plus burlesque ,et plus touchante aussi ,que nos pralinés « mon chéri » !

Aux manants de Diedenuff ,ce geste a dû paraître le comble du saugrenu, autant que l’idée folle de s’agenouiller devant une bonne femme .S’afficher de la sorte ,par des avances faites en public et tenter ouvertement d’acheter les faveurs de la mijaurée ,c’était du jamais vu ,et ça ne se faisait pas !

Aux yeux de ses contemporains ,le comportement de Valentin était donc d’une extravagance scandaleuse dont l’écho a dû se propager comme un scoop de village en village Pas possible qu’un homme marié, maire de surcroît, oublie à ce point le sens de l’honneur !Qu’il ait envie de  culbuter la Beckersch ,on pouvait comprendre, mais ses airs souffreteux, ça non !

Car la mentalité de l’époque en milieu rural était rude ,et empreinte ,pour tout ce qui concernait les sentiments ,d’une pudibonderie qui n’a pas totalement disparu de nos jours. A preuve : dans notre patois le verbe « lieben » n’a pas cours :au mieux on dit « ich kann dich gut hann ! »

On peut donc se poser une question :pour être si atypique ,l’amoureux éperdu venait-il d’ailleurs ?Il n’est pas impossible qu’il ait fait partie de la deuxième génération de Huguenots venus repeupler le village quarante ans plus tôt.

 

La dîme au château 

 

En 1589 la construction d’un petit château renaissance flanqué de tourelles vient tout juste de s’achever sur les derniers travaux d’aménagement ,sculptures des poutres ,peintures murales.

Son propriétaire et bâtisseur est Johann Streiff von Lauenstein. Investi du fief de Diedendorf en sa qualité de bailli du comté ,il bénéficie de ce fait de la dîme ,le dixième des récoltes que les habitants sont tenus de livrer au château, et c’est manifestement à lui que le village doit l’implantation d’une tuilerie ,pour que soient produits sur place les briques et tuiles dont il aura besoin.

Le châtelain est un sympathisant des Huguenots ,qu ‘en revanche, l’église luthérienne ne voit pas d’un très bon œil, car ces fortes têtes tiennent aux particularités de leur dogme et s’opposent à toute idée de conversion. « Die Diedendorfer Reformierten galten als besonders giftig »,affirme G. Matthis ,notre historien régional.

Streiff pourtant favorise et protège les « Hergeloffene » dans l’incessante guérilla qui les oppose aux autochtones luthériens, et lors de son procès ,le maire lui aussi ,bénéficiera de cette protection.

Car le bailli assume également la fonction de juge de dernière instance pour ce qui concerne la justice de paix ,et son intervention en coulisse dans le procès du maire ,ne fait aucun doute au vu des particularités de la procédure .Effectivement ,dans la série des procès de 1589,Valentin représente un cas unique :il est le seul à demander un délai pour préparer sa défense ,le seul à se passer de témoins et à présenter ses arguments par écrit, le seul aussi ,dont, après lecture ,le dossier sera transmis au bailli.

De là à imaginer que Streiff lui-même a concocté le plaidoyer de son protégé ,il n’y a qu’un pas, que ma « conviction intime » rétablie l’identité entre le foreur de puits et le coureur de jupons ,en sacrifiant la rigueur de l’historien au goût du rêve !

 

Conclusion 

 

Pour boucler ce parcours à méandres ,revenons un instant au « Veltinsbrunne »

Son site à l’abri des buissons s’ouvre au nord ,sur un paysage de collines douces ,et la source toute proche ,dite « Kindelsbrunne » nous rappelle des souvenirs d’enfance .Elle coule dans un creux du « Simbtemättel »,le pré de Simon (auquel Simon Becker peut être a laissé son nom),et nous nous y attardions volontiers ,dans l’espoir d’entendre vagir les bébés qu’elle était censée fournir aux familles.

Ce coin de verdure est donc resté cher à une poignée d’amoureux de la nature ,consternés par la récente implantation d’un affreux poulailler à proximité ,et par l’irritation du propriétaire :le puits entrave les manœuvres du tracteur, dit-il, et comme il ne sert strictement à rien ,il faudrait le démolir !

Bref ,après plus de quatre siècles d’existence ,une menace plane désormais sur le Veltinsbrunne, qui risque fort d’être sacrifié un jour ou l’autre à ce que l’on nomme le progrès et à la rentabilité, idoles de notre temps.

C’est pourquoi ,en évoquant l’histoire de ses origines ,j’ai tenté de briser une lance en sa faveur :le puits de Valentin fait partie de notre patrimoine ,et à ce titre il mériterait notre respect, ainsi que notre gratitude pour services rendus….

 

  Lilly Lichty

Publié dans HISTOIRE LOCALE

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